Le port a jauni... Cette fois ce n'est pas celui de Marseille (cf. Trait d'Union 2021-n°1), mais celui de Beyrouth, jauni par les silos de grain éventrés après l'explosion du 4 août, il y a deux ans déjà... Lamia Ziadé – artiste et illustratrice franco-libanaise née en 1968, à Beyrouth – est intimement liée au port de la capitale, notamment à travers son histoire familiale (son oncle en supervise la construction, la maison de sa grand-mère donne sur les silos,...). Depuis longtemps, sans s'en rendre vraiment compte, elle collectait diverses images du port de Beyrouth, et l'a dessiné et photographié au fil des années. Lorsque survient l'explosion du 4 août, elle se trouve à Paris. Quelques jours plus tard, Lamia Ziadé commence alors à réaliser un récit graphique autour de la catastrophe. Il s'agit d'abord de concevoir une dizaine de pages pour le magazine M du Monde – commande qu'elle avait refusée au préalable, ne se sentant pas prête à créer à partir d'un événement aussi récent et traumatisant. Incitée à poursuivre ce projet par son éditeur, Ziadé continue de dessiner et d'écrire, presque sans interruption pendant six mois, pour enfin publier Mon Port de Beyrouth – C'est une malédiction, ton pauvre pays !, en avril 2021 chez P.O.L. La genèse de cette œuvre n'est pas anecdotique ; elle caractérise le point de vue d'une artiste face à la catastrophe, et la difficulté d'une prise de position sur le fait de créer, ou non, à partir de celle-ci. Le titre et le sous-titre indiquent d'emblée le point de vue (aux deux sens du terme) choisi par Ziadé : les adjectifs possessifs dirigent ce récit vers une expérience personnelle vécue depuis un pays différent.
Ainsi, la catastrophe est observée et racontée depuis la France ; le point de vue, celui d'une artiste franco-libanaise vivant à Paris, qui ne peut suivre que de loin cet événement qui l'ébranle. Comme des milliers de spectateurs, elle n'est pas témoin de l'explosion : elle regarde indirectement, à travers des images variées, l'explosion du port de Beyrouth et ses conséquences. Mais comme d'autres milliers de spectateurs – d'origine libanaise, parfois exilés – elle est directement touchée par cette catastrophe qui ravage la capitale du pays qui est encore le sien. Ainsi, afin de tenter de voir et de comprendre ce qu'il s'est passé, Lamia Ziadé explore inlassablement les médias et les réseaux sociaux entre le 4 août 2020 et le 20 janvier 2021 – date qui clôt son livre.
C'est donc une véritable immersion dans les images qui se joue dans Mon Port de Beyrouth ; expérience difficile pour l'artiste, qui le réalise dans une sorte d'urgence afin de rapporter un récit « à chaud » de la catastrophe et de ses suites. Mon Port de Beyrouth est de petit format pour un livre illustré – permettant une certaine proximité avec ses lecteurs. Il comporte 230 pages, dont 141 avec des dessins de l'artiste, de tailles différentes. On regarde tour à tour différents moments de l'explosion, des portraits de victimes, de survivants, de politiciens... des scènes de dévastation et de reconstruction, des objets brisés, des unes de journaux, de multiples vues du port avant la catastrophe... Cette variété crée un dynamisme, et renvoie à la médiatisation de l'événement. Ziadé se plonge dans la quantité d'images livrées sur Internet, et les redessine dans un style simplifié, le plus souvent avec des aplats de couleurs vives. Réalisés à la gouache, les dessins ne sont pas des reproductions d'images (vidéos, photos de médias ou de témoins, images privées), mais des sortes de reprises – autorisant quelques transformations, mais permettant d'aller à l'essentiel de ce que Ziadé veut montrer et faire ressentir. Comme pour ses livres précédents, la collecte d'images est une étape importante du travail de Lamia Ziadé. Mais alors qu'elle œuvre habituellement avec des archives du passé, celles utilisées pour Mon Port de Beyrouth sont collectées au jour le jour sur Internet, principalement sur Instagram. Beaucoup sont des images de l'explosion, que l'artiste représente à des moments ou des points de vue différents. Le passage de la vidéo (documentaire) au dessin (artistique) ne décharge pas totalement la violence de la déflagration et de sa représentation... La monstruosité de l'événement – terme qui revient plusieurs fois dans le livre de Ziadé – est comme assourdie, mais ne disparaît pas à travers les pages de son récit illustré. Par ailleurs, l'ambivalence qui s'opère dans le choix de couleurs vives pour des scènes violentes est caractéristique de son travail. Pour Ziadé, c'est « un contraste très libanais. On vit dans la violence, le malheur, la destruction mais on est un pays joyeux avec de l'humour, des couleurs. » (1) Ainsi la peur, la tristesse, la colère, mais aussi la joie et l'étonnement s'entremêlent dans les pages de Mon Port de Beyrouth. Quant aux images qui l'émeuvent, ce sont en particulier les portraits des victimes, qui viennent ponctuer l'ensemble du livre. Mon Port de Beyrouth en contient une quarantaine ; plusieurs sont ceux de la brigade des pompiers intervenue lors de l'incendie de l'entrepôt, et en particulier ceux d'une jeune femme, Sahar, qui en faisait partie. À l'origine, ces images sont des photographies privées, qui ont été diffusées sur les réseaux sociaux. Parfois, les pages représentant ces visages souriants se succèdent, créant des galeries de portraits en hommage aux disparus, que Ziadé ne laisse jamais anonymes. L'artiste tente alors de nous rapprocher des victimes, de les garder vivantes aux yeux des lecteurs. Elle écrit: « La douleur collective des Libanais passe par ces images que tout le monde a vues cent fois, et qui, même la centième fois, arrachent des larmes. » (2). Les émotions associées aux images sont particulièrement importantes dans le cas de cette catastrophe nationale : au-delà du deuil de chaque famille, c'est un deuil collectif qui s'établit à travers leur diffusion – et à travers le livre de Lamia Ziadé. Dans Mon Port de Beyrouth, la malédiction dont il est question dans le sous-titre est considérée à partir d'événements durant la guerre civile et les conflits des années 2000-2010, mais aussi de toutes les aspirations avortées durant l'histoire du pays – de l'expansion manquée du port de Beyrouth dès sa construction, jusqu'à la révolution interrompue d'octobre 2019.
Cependant, Lamia Ziadé ne perd pas espoir et choisit de terminer son livre par ses mots : « Depuis le 4 août, on ne photographie le silo que sous un angle, du côté de l'explosion. Décharné, défiguré, mutilé, carcasse monstrueuse. Vu de l'autre côté, côté ouest, il est encore bien blanc et bien droit, presque intact. J'y vois un signe, tout n'est pas perdu. D'autant plus que le côté ouest, c'est celui qui prend la lumière. La lumière qui vient de la mer. La lumière du soleil couchant. » (3) S'il reste à présent peu de parties intactes des silos – suite aux nouveaux effondrements durant l'été – et si la perspective d'un avenir s'amenuise toujours plus chez les Libanais, faisons persister cette lueur d'espoir de Lamia Ziadé.
AM LB
(1) Lamia Ziadé, interview pour Mediapart, 2020
(2) Lamia Ziadé, Mon Port de Beyrouth, p.105
(3) Idem, p.223